Mark
Chevrie
Cahiers du Cinéma
No 414, Décembre 1988 |
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Scénario
et réalisation: Rudolf Thome. Image: Martin Schäfer. Son:
Hermann Ebling. Montage: Dörte Völz-Mammarella. Musique: Hanno
Rinné, Gabriela di Rosa. Interprétation: Vladimir Weigl,
Adriana Altaras, Malgoscha Gebel, Alexander Malkowsky, Barbara Beutler,
Ganeschi Becks, Max Below. Production: Moana Film. Distribution: Films
sans Frontières. Durée: 1 h 37.
Les personnages de Rudolf Thome, de plus en plus souvent, comme ceux de
Fritz Lang étaient architectes, sont programmateurs informatiques.
C'était le cas de Bruno Ganz dans La Main dans l'ombre.
Celui du Microscope fabrique des programmes-pirates destinés
à être introduits dans d'autres programmes pour les court-circuiter
ou les détruire. Qu'est-ce à dire?
Soit un premier couple. Elle veut un enfant. Lui pas. Ils se séparent.
Soit un second couple. Elle est seule. Il vient de rompre (c'est l'homme
du premier couple). Ils s'unissent. Soit un troisième couple ami.
Ils ont deux enfants. Les parents meurent opportunément dans un
accident d'avion. Les enfants deviennent par substitution (adoption) ceux
du premier couple réconcilié. Ça, c'est, si on veut,
l'équation du film. Sa combinatoire, au sens de Goethe dont le
précédent film de Thome, le splendide Tarot, adaptait
«Les Affinités électives» : «Figurez-vous
un certain A intimement uni avec un certain B, etc.» - ou de
Rohmer: l'itinéraire de l'homme qui, après un détour
par la femme-tentatrice, revient vers la femme-de-sa-vie (laquelle ressemble
étrangement à Marie Rivière), est celui du héros
des Contes moraux, Le Microscope étant d'ailleurs
le premier volet d'une série consacrée aux Formes de
l'amour.
Mais si j'ai commencé par parler de programmation, c'est que ce
qui intéresse Thome, ici plus que jamais, c'est moins les figures
ou même les stratégies du sentiment que ce qui les détermine
et les mises en relation qu'ils déterminent à leur tour,
ce qu'il y a d'organique, au sens biologique, dans les rapports humains
comme dans l'ordre du monde. Il y avait déjà dans Tarot
l'observation en vase clos, de réactions. Le Microscope,
sans le confort d'aucun romanesque, est un vrai film de science naturelle
sur le sentiment amoureux et la reproduction de la vie.
On voit alors cette chose curieuse: le héros, l'homme qui ne veut
pas d'enfant, se mettre à élever des poissons en appartement
(après tout, Büchner, l'auteur de «Woyzeck», étudiait
bien leur système nerveux). Est-ce comique? Plutôt glauque
en tout cas. Et l'acteur (Vladimir Weigl), dont on ne sait jamais si on
doit le plaindre ou le railler, est remarquable en binoclard masochiste
et tâtillon qu'un énorme plâtre, après qu'il
soit tombé d'une échelle, viendra hawksiennement castrer,
figeant son corps dans une position burlesque. Enfermé derrière
ses aquariums, il ne voit plus le monde qu'à travers leurs parois
de verre et bientôt la lentille d'un microscope sur laquelle son
regard de plus en plus se rive, analysant tout ce qui lui tombe sous la
main. Bien sûr, de l'aquarium (ou de la préparation à
observer au microscope) au film, des poissons (ou des microorganismes)
aux personnages, et du microscope à la caméra, il n'y a
qu'un pas. Et, comme tous les films dont les personnages se livrent à
une activité qui renvoie, comme en miroir, à celle du metteur
en scène même, Le Microscope est d'abord un peu lourdement
théorique et métaphorique. Cette raideur, Thome la dérange
par le tremblé, la quasi improvisation, et pour tout dire, le côté
documentaire de sa mise en scène, et surtout en traitant jusqu'au
bout l'obsession de son personnage, en poussant jusqu'à son comble
ce délire compulsif d'observation (on aurait dit jadis: cette pulsion
scopique). En le poussant exactement jusqu'à l'observation par
l'homme (puis par la femme) de son propre sperme après l'amour,
dans une scène de baise incroyable où le couple déchiré
se retrouve grâce au microscope. Moment vertigineux, comique et
parfaitement étrange où un couple, incapable de choisir
entre la distance séparatrice du regard et la réciprocité
du contact charnel, ne peut que reproduire ce qu'il vient de voir dans
le microscope (les ébats de quelconques cellules) avant, s'arrachant
de nouveau l'un à l'autre, de se précipiter vers l'illeton-fétiche
pour regarder, si je puis dire, le résultat de ce qu'il vient de
faire.
Les personnages, alors, ne sont plus à leur tour que des créatures,
les représentants d'une espèce. Question d'échelle.
Car le problème, là, un problème de regard, donc
de mise en scène, que Thome résoud d'une manière
qui n'appartient qu'à lui, assez indécidable, est celui
de la distance à observer en face de ces créatures-personnages.
A la fois suffisamment près pour qu'ils existent comme personnages
(pathétiques) aux prises avec un univers d'une banalité
sinistre et terrifiante. Et suffisamment loin pour pouvoir les observer
comme créatures (dérisoires) obéissant aux lois de
la Vie. La vie en gros plan, c'est la tragédie, et la comédie,
la vie en plan général, disait Chaplin. Mais l'ironie? Est-ce
que la tragédie, c'est la Vie au microscope ? Et la comédie,
la vie en cinéma? Thome répond, sans décider, par
une sorte d'équivalent du rétrécissement hawksien
(encore lui) de l'espace, qui se réduit et se circonscrit à
mesure que le film avance non pas à un lieu mais au champ du microscope.
Rétrécissement paradoxal puisque ce qu'il produit, c'est
un grossissement, un élargissement de la vision, et qu'il permet
de voir l'invisible: la Vie. Mais la Vie, alors, ce ne sont plus que des
cellules, ni comiques, ni tragiques, juste les composantes d'un programme:
on y revient. Ce qui fait du Microscope un film expérimental.
Au sens où il enregistre une expérience. Avec ses ratés,
ses beautés et ses imprévus, flottant curieusement entre
un sujet extrêmement vaste et ambitieux (la Vie, le Monde, l'Invisible)
et une forme minimale et presque négligée. Quelque chose
comme une comédie scientifique sur le couple filmée par
Rossellini dans un pays de l'Est (Est-ce la dominante verdâtre de
l'image? Le film a parfois l'air d'en venir). Et puis non, c'est encore
autre chose. Le douzième long métrage de Rudolf Thome, le
moins connu en France des cinéastes allemands de la génération
d'Herzog ou de Wenders (mais pas le moins allemand, quoiqu'il en dise:
cette organicité un peu inquiétante du monde n'a rien finalement
que de très allemand). Peut-être parce qu'au lieu de voyager,
simplement, il suit son chemin.
Mono cellules sous la lentille
Dans le onzième long-métrage de Rudolf Thome, l’optimiste lucide, la distance du regard scientifique et légèrement ironique laisse place à des moments de grâce comique et d’émerveillement enfantin.
L’argument : Franz et Maria s’aiment mais ne parviennent pas à surmonter les dissensions qui défont sans cesse leur couple. Après une énième rupture Franz rencontre Tina et entame avec elle une relation amoureuse. Mais Maria ne lâche pas prise. Elle se lie d’amitié avec Tina et montrera à Franz que l’ancien, qu’on croit connaître, peut apparaître sous un jour tout nouveau.
Notre avis : Dans une interview reprise sur son site moana.de Rudolf Thome déclarait : J’ai besoin de la résistance qu’offre la réalité pour avoir des idées. Je sais ce que je ne veux pas, ce qui ne me plait pas ; ce que je veux, il faut que je le trouve au moment de faire le film. C’est pour cela que la fabrication d’un film est une telle aventure.
C’est en application de cette méthode qu’après Système sans ombres et Tarot, productions disposant de budgets assez conséquents mais du coup un peu trop préparés en amont et donc sur les rails, que le cinéaste renouait, pour son onzième long-métrage (sur 28 à ce jour), avec une forme de cinéma plus intimiste lui permettant de laisser son film se faire davantage au moment du tournage.
Premier volet d’une Trilogie de l’amour, Das Mikroskop prend son titre d’un outil d’observation qui, braqué sur des mono cellules ou du sperme humain, permet, comme le dit encore Thome, de traverser une frontière, de rendre visible l’invisible (das Nicht-Sichtbare zu zeigen) et refuse la distinction courante entre expérience scientifique et intuition sensible, car, je cite, un microscope est sous plus d’un aspect un instrument érotique.
En effet, comme ses maîtres Hawks, Rossellini ou Rohmer (dont les films, à partir de La femme de l’aviateur, [l’]enthousiasment, [le] renversent de son fauteuil), Thome adopte volontiers une démarche scientifique consistant à vérifier par l’expérience une hypothèse de départ : Un film est pour moi une esquisse de ce que je sais, un état des lieux, et puis on vérifie si c’est vrai, si ça tient la route.
Le détachement apparent de ce regard débarrassé d’arrière pensées et la distance légèrement ironique maintenue tout au long du film peuvent au premier abord donner une impression de froideur qui se dissipe très vite pour laisser place à des moments de grâce comique (la scène du repas aux chandelles avec l’invitée de substitution) et même d’émerveillement enfantin. Comme souvent chez Thome, les femmes mènent la danse : elles ont les pieds sur terre et savent ce qu’elles veulent. L’irrésistible vitalité d’Adriana Altaras, qui réapparaîtra souvent dans l’oeuvre du cinéaste, apporte beaucoup de tonus à l’ensemble.
Quant au personnage principal au corps épais et au verbe rare, joué par Wladimir Weigl, le film ne cherche pas à le rendre immédiatement sympathique mais sa grâce paradoxale se révèle en même temps que son côté obsessionnel qui l’amène à laisser d’abord les plantes tropicales puis les aquariums envahir son appartement.
En effet, la méthode Thome produit des miracles que lui même analyse mieux que personne : Au bout de quelques jours de tournage je commence à tomber amoureux de mes acteurs, hommes ou femmes. J’aime leurs particularités ... je me mets à parler, à bouger comme eux. Cet amour est le médium à l’intérieur duquel je travaille avec eux. C’est de cela que naît ... leur liberté d’être ce qu’ils sont vraiment. Ils ne sont pas alors comme ils sont dans la vie, mais peut-être même différents, plus beaux que dans la vie.
A l’image de son protagoniste, Das Mikroskop ne séduit pas immédiatement, contrairement à la plupart des autres films de Thome, à commencer par l’euphorisant deuxième volet de la trilogie, Der Philosoph. Mais, et c’est son sujet même, il sait sans crier gare, dissiper sa grisaille initiale pour (nous) ouvrir les yeux sur la magie toujours renouvelée de la vie. Thome, qui ne craint pas de regarder la mort en face (ici celle, accidentelle, du couple d’amis dont l’annonce laisse estomaqués personnages et spectateurs) est peut-être bien le plus lucidement optimiste des cinéastes vivants.
Claude Rieffel dans Avoir-alire.com 29.12.2011
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